L’ÉPÉE DE DAMOCLÈS

L'ÉPÉE DE DAMOCLÈS

C’était hier — il y a près de 2 700 ans — à l’époque où les cités grecques, d’Italie du Sud et de Sicile, formaient ce qu’on appelait la Grande Grèce. Ce n’était pas de simples comptoirs : c’étaient de vraies cités grecques, vibrantes, ambitieuses, parfois même plus puissantes que celles du continent.

Parmi elles, Syracuse, posée près de la pointe sud-est de la Sicile, au bord de la mer Ionienne. La cité était tenue d’une main de fer par le tyran* Denys, qui s’en était emparé avant de s’autoproclamer roi. Un peu paranoïaque, il vivait dans la crainte constante d’être trahi et de perdre son trône. Et comme tous les puissants qui ont peur, il aimait qu’on le flatte — cela le rassurait plus que n’importe quelle muraille.

* Au départ, être tyran ne signifiait pas forcément être cruel ou injuste. Le terme désignait d’abord une manière d’accéder au pouvoir — en dehors des lois ou des traditions de la cité — et non une façon de gouverner. Ce n’est que plus tard, à travers certaines figures brutales ou corrompues, que le mot a pris la charge péjorative qu’il porte aujourd’hui.

C’est aussi dans cette cité que vivait Damoclès, orfèvre de métier, qui excellait dans l’art de faire briller les apparences. C’était un homme charmant, habile de parole, et peut-être un peu trop porté à croire que le bonheur se mesure à l’éclat des choses. Avec de tels talents, nul étonnement à ce qu’il fût l’un des courtisans favoris du tyran Denys.

Chaque matin, avec la ferveur d’un fidèle devant sa divinité, il lui servait ses plus douces flatteries.

— Quel destin enviable que le tien, Denys ! disait-il. Régner, n’est-ce pas atteindre le sommet de la vie ?

Denys, qui connaissait trop bien ce qui se cache derrière les tentures du pouvoir, se contentait de sourire. Il savait que le pouvoir brille comme l’or, mais chauffe comme le métal : on s’y brûle plus vite qu’on ne croit.

Un jour, il décida de donner à Damoclès une leçon que les mots n’enseignent jamais aussi bien que l’expérience.

— Tu veux tant goûter ma vie ? Eh bien, prends-la pour une journée.

Damoclès accepta aussitôt — les flatteurs préfèrent toujours le confort du mensonge à la liberté de la vérité.

On le conduisit alors dans la grande salle. On le drapa de pourpre et on le jucha sur le trône comme un bibelot précieux posé sur une étagère dorée. Autour de lui, les musiciens jouaient, les serviteurs se hâtaient, les plats défilaient comme autant d’offrandes divines.

Damoclès nageait dans la joie.

— Voilà donc le sommet ! songea-t-il. Comme la vie est simple lorsqu’on est puissant !

À un moment, il ne put empêcher ses yeux de se lever au-dessus de sa tête.

Misère ! Une longue épée y était suspendue, promesse muette d’une catastrophe. Elle ne tenait qu’à un seul crin de cheval, prêt à rompre au moindre souffle.

Damoclès déglutit. La musique continua, mais songeuse, vidée de substance. La salle n’avait pas changé, mais l’assistance, elle, voyait désormais la menace qui planait.

Nul philosophe n’était nécessaire pour comprendre. Une épée au-dessus de sa tête suffisait. Il bougea : le crin vibra. Il respira : la lame sembla s’incliner. Il tenta de profiter… et ne profita plus de rien.

L’épée disait tout : là où il y a pouvoir, il y a un fil. Et sur ce fil, une lame.

Denys l’observait, amusé mais grave. Il savait que certaines vérités ne s’expliquent pas : elles tombent sur vous.

Finalement, Damoclès céda.

— Je t’en supplie, Denys… fais-moi descendre de là. J’ai compris. Tout.

Le tyran s’approcha, presque doux.

— Tu admirais ma vie parce que tu n’en voyais que la lumière. Mais chaque lumière jette une ombre. Et sur le trône, cette ombre s’appelle risque, peur, responsabilité. Le pouvoir n’est pas un privilège : c’est une épreuve.

Damoclès hocha la tête, tremblant comme le crin qui avait failli se rompre.

Il quitta le palais en comprenant l’une de ces vérités que les yeux découvrent trop tard : l’envie naît souvent de l’ignorance. On veut la place de l’autre sans savoir ce qu’elle coûte. On ne voit que l’éclat, jamais l’épée ; les hauteurs, jamais le vertige.

On raconte qu’il devint plus sage, plus ancré. Qu’il apprit à regarder les choses non seulement pour ce qu’elles montrent, mais pour ce qu’elles dissimulent.

Ainsi une simple épée suspendue à un fil devint-elle l’un des plus grands maîtres de philosophie.

Christos

 

Une petite question pour ouvrir une autre histoire

Dans quel autre récit grec retrouve-t-on, selon vous, cette même tension entre apparence et vérité ?