
Je suis né à ses pieds.
Avant même de connaître mon nom, je connaissais sa silhouette. L’Acropole veillait sur les premières heures de ma vie, suspendue entre ciel et terre, comme une pensée ancienne qui n’en finit pas de se répéter. C’est ainsi que je l’ai toujours ressentie, non pas comme un monument, mais comme une présence. Une gardienne silencieuse, à la fois lointaine et familière, qui domine la ville sans jamais la quitter des yeux. Avant même d’apprendre à marcher, je devais déjà percevoir, dans la lumière d’Athènes, le reflet de ses colonnes.
Notre maison à Athènes faisait l’angle des rues Dioscouron et Mitroou, dans ce vieux quartier de la Plaka. Les maisons gardaient la chaleur du jour, et le soir, l’air s’emplissait d’un parfum de jasmin.
À trois cents mètres à vol d’oiseau, l’Acropole dressait sa présence silencieuse, si proche qu’on avait parfois l’impression qu’elle veillait sur la maison, comme une vieille divinité bienveillante.
La rue Dioscouron, avec son revêtement de béton strié, légèrement incliné, grimpait d’un pas un peu rude vers l’esplanade de l’Acropole. Autrefois, la procession des Panathénées passait par ici, devant notre maison. Aujourd’hui, ce sont les foules venues de toutes les nations qui suivent la même montée, appareils en main. Mais pour nous, c’était une pente familière, le chemin du quotidien.
Dix pas suffisaient pour quitter la maison et se retrouver dans l’Agora même, ce vaste champ aux herbes folles et ruines où tout portait les voix des anciens : orateurs, philosophes et même Saint Paul. Au fond, de ce vaste espace, dans une lumière toujours plus calme, le temple de Thésée veillait, solide et pur.
La fenêtre de la salle à manger donnait sur cette rue. On y passait de longs moments, le regard posé dehors. En tournant la tête à gauche, on voyait la partie nord d’Erechtéion, avec ses colonnes d’une blancheur adoucie par la lumière et quand le soleil tombait, les colonnes semblaient reprendre leur souffle. C’était par là que se terminait jadis la procession des Panathénées.
L’entrée principale de la maison, se situait dans la rue Mitroou au n°7. Une petite ruelle sans éclat, bordée de ces maisons bâties peu après la libération, quand Athènes renaissait lentement de ses ruines ottomanes. Deux étages tout au plus, des façades d’un ocre adouci par le soleil, les murs légèrement écaillés, des fenêtres étroites aux encadrements discrets.
Le soir venu, les vieilles lampes, remplacées plus tard par l’électricité, diffusaient une clarté dorée qui semblait flotter dans la ruelle comme une lueur d’autrefois.
On y croisait des chats, des voisins qui rentraient tard, des rires derrière les volets, une chanson qui montait d’une table, ou la voix d’un passant qui, guitare en main, laissait traîner un air dans la nuit. Une vie simple, sans apparat, mais d’une paix rare.
C’était là, à ce carrefour tranquille, que battait le cœur de notre maison : entre le présent et l’éternité, entre la rumeur d’Athènes et le silence du Rocher sacré de l’Acropole.
L’Acropole n’était pas un monument pour moi, mais, peut-être un rappel que tout ce qui s’élève finit un jour par se taire, mais sans jamais disparaître.
Oui l’Acropole était là, au-dessus, immobile et souveraine, comme une grand-mère silencieuse dont on ne sait plus s’il faut la craindre ou l’aimer. Enfant, je croyais qu’elle appartenait à tout le monde. Plus tard, j’ai compris qu’elle habitait chacun différemment, les touristes la photographiaient, les Athéniens la contournaient. Moi je la regardais comme un visage familier renfermant un secret que l’on ne peut pas dévoiler.
En grandissant, j’ai compris que vivre à l’ombre de l’Acropole, c’était vivre dans un dialogue constant entre le passé et le présent. Tout, ici, semble pesé par l’histoire. Les pierres, les mots, les silences. On n’avance pas dans cette ville sans entendre sous ses pas le froissement des siècles. L’Acropole n’est pas une ruine, c’est un miroir. Elle renvoie à chacun son propre visage, son degré de fidélité à ce qu’il croit être.
Je suis né à ses pieds.
Cette évidence m’accompagne encore : l’Acropole veillait sur mes premières heures, et veille toujours, silencieuse, au cœur de ma vie. Le temps a passé. J’ai quitté le quartier, la ville, le pays. Mais il me suffisait d’y penser pour que revienne la Plaka, ses ruelles tièdes, ses tonnelles de vigne et de bougainvilliers, le murmure des soirs d’été.
Quand je suis revenu, les pierres m’ont paru plus pâles, les voix plus pressées. Tout semblait rétréci, comme si le temps avait rapetissé les choses. Seule l’Acropole demeurait égale à elle-même, impassible. Ses colonnes tenaient bon, mais leur blancheur avait pris la patine du souvenir.
Le soir, je restais longtemps sur la terrasse, à regarder l’Acropole illuminée. La ville s’étendait en contrebas, mêlant les toits, les collines, la mer au loin. Tout flottait dans une lumière pâle, comme suspendu entre la mémoire et le présent. Et soudain, tout m’a paru d’une beauté si pure qu’elle en devenait presque douloureuse.
Un moment vécu – Les dessous des lumières
Pour nous, enfants, ce quartier n’était pas un site antique, encore moins un musée à ciel ouvert : c’était notre royaume. Un monde de pierres et de mystères, de vestiges familiers où l’Histoire, à force d’être proche, en devenait presque vivante.
Je me souviens d’un jour d’été, resté gravé comme une empreinte dans la mémoire. Nous étions deux, peut-être trois. Le soleil cognait sur les dalles, l’air vibrait de chaleur et d’insectes. Dans un recoin de l’Agora, à demi dissimulée sous les herbes, nous avions découvert l’ouverture d’un ancien conduit d’évacuation pluviale, une bouche sombre, béante, d’où montait une haleine fraîche, chargée d’humidité et d’odeur de pierre.
Nous regardions cela avec fascination. Il y avait là quelque chose d’irrésistible : un appel à franchir le seuil. Nous voulions savoir jusqu’où menait ce boyau de terre, quel secret il recelait. Alors, sans réfléchir davantage, nous sommes entrés.
Nous ignorions le danger des pluies soudaines qui transforment ces galeries en torrents, capables d’emporter boue, branches et pierres. Nous ne pensions pas non plus au peuple invisible qui y vivait, souris effarées, serpents lovés dans la fraîcheur, scorpions immobiles sous une pierre. Nous étions portés par la seule curiosité, cette audace sacrée de l’enfance.
Nous avions emporté quelques bougies et des allumettes. À quatre pattes, nous nous sommes glissés dans le conduit. L’air était lourd, moite, saturé d’une odeur d’eau et de temps. La flamme tremblait, dessinant sur les parois des cercles de lumière incertaine. Nous avancions lentement, à voix basse, comme dans un sanctuaire. Le silence n’était pas vraiment un silence : il vibrait d’une présence sourde, d’un murmure que nous ne pouvions comprendre. Par moments, un ruissellement lointain faisait croire qu’une source coulait tout près.
Le temps s’abolit. Nous rampions depuis une éternité, ou peut-être deux heures seulement. La peur et l’excitation se mêlaient en un même souffle. Et soudain, un filet d’air frais : la bougie vacilla. Au bout du tunnel, un éclat de lumière. Nous avons hâté le pas, les genoux meurtris, les mains couvertes de poussière.
Et puis, d’un coup, le monde s’est ouvert. Nous étions dehors, baignés d’un vent clair. Devant nous s’élevait la colline de l’Acropole, blanche et silencieuse, comme surgie du ciel. Plus haut, de l’autre côté, la source de Klepsydra coulait jadis, invisible, mais présente dans la rumeur du rocher.
Nous restâmes longtemps immobiles, éblouis, couverts de terre et de joie. Ce n’était pas seulement une sortie du tunnel, mais un passage : de l’ombre à la lumière, de l’enfance au pressentiment du sacré. Nous étions partis de l’Agora ; le lieu des paroles, des échanges, des pensées humaines, et nous parvenions, sans le savoir, jusqu’au domaine de la déesse Athéna, là où sa sagesse prit racine dans la pierre.
Depuis ce jour, chaque fois que je monte vers l’Acropole, je pense à ce tunnel invisible sous mes pas : à la bougie vacillante, à la respiration humide de la terre, à l’éclat soudain du dehors.
Sous chaque colline d’Athènes, il existe des galeries de mémoire. Et peut-être que ce passage dans le noir a fait de moi, pour toujours, un habitant des dessous de la lumière.
Christos